Harcèlement au travail à France Telecom, une stratégie de management reconnue illégale, des dirigeants renvoyés en correctionnelle. Une leçon pour toutes les entreprises
Des cadres formés à décourager leurs équipes, des primes à la réduction des effectifs, des réorganisations perpétuelles, des salariés « oubliés » dans les déménagements… c’est ce qu’ont vécu les salariés de France Telecom (Orange) à la suite du plan de restructuration « Next ». Soixante suicides, dont 35 sur les seules années 2008 et 2009… Sept ans après la première plainte, déposée par SUD-PTT, le parquet demande à ce que sept des plus hauts dirigeants de l’entreprise (dont l’ancien PDG Didier Lombard, son ex bras-droit Louis-Pierre Wenes, et l’ex DRH Olivier Barberot) soient renvoyés en correctionnelle.
Cette réquisition est un premier pas en avant pour la défense de nos droits. Elle doit servir d’exemple à nos dirigeants !
Le renvoi devant la justice de France Télécom et de sept de ses dirigeants pour harcèlement moral est une victoire de la lutte pour la défense des salariés, plus que jamais nécessaire, à l’heure où la loi « travail » fragilise encore plus leur position face aux employeurs.
D’abord parce qu’il s’agit de témoigner de la solidarité envers les victimes d’un délit d’entreprise orchestré à grande échelle. Il est important que les souffrances des salariés soient reconnues et indemnisées à une époque où, trop souvent, on culpabilise celui qui se sent mal, où l’on écrase celui qui trébuche sur le chemin de croix de la compétitivité. Il est important que la jurisprudence retienne que le harcèlement peut être une stratégie d’entreprise et pas seulement une relation individuelle entre personnes. Il est donc essentiel que les dirigeants les plus hauts placés soient enfin rendus pénalement responsables de leurs délits, qu’on rappelle ainsi que la violence qui s’abat sur les salariés dans notre société trouve son origine dans celle de ceux qui la dirigent, une violence consciente, méthodique, systématique.
Dans l’exemple de France Telecom, de très nombreux documents tracent l’organisation minutieuse du découragement des salariés, à coup d’objectifs inatteignables, de dégradation des conditions de travail, de pressions systématiques. Toutes les dérives imaginables du fonctionnement pyramidal et du pilotage par objectifs se retrouvent dans cette machine à broyer ceux qu’on nomme impitoyablement les « ressources humaines ». À l’instar de la fameuse expérience de Milgram, on constate que, quand bien même l’inhumanité des objectifs est évidente, la quasi-totalité des managers obéit ; c’est le miracle de l’autorité qui n’a pas besoin de légitimité. On nous répète à l’envi que l’entreprise n’est pas une démocratie et en effet, dans le cas de France Telecom, l’entreprise avait tout d’un totalitarisme. Cet exemple nous fait bien toucher du doigt l’absurdité des structures hiérarchiques pyramidales telles que nous les connaissons ! On nous expliquera certainement que si harcèlement il y a eu, c’est simplement qu’il était impossible de licencier des fonctionnaires… En effet, la violence économique a dû se tourner vers d’autres méthodes de destruction des salariés que celles, plus simples, utilisées habituellement. Mais il ne faut pas oublier que la souffrance des salariés de France Telecom qui a éclaté au grand jour, est la même que celle subie par les salariés du privé, victimes des « plans sociaux » qui véhiculent aussi leur cortège de suicides. Mais lorsqu’un chômeur se suicide, l’entreprise n’en est plus responsable, hélas !
Il est aussi essentiel de revenir sur l’épisode du harcèlement de masse à France Telecom, dans la situation qu’EDF est en train de vivre, afin de prévenir ce type de dérives. Les dernières intersyndicales à EDF R&D ont été l’occasion pour les Chefs de Département d’insister lourdement et prioritairement sur les « objectifs de réduction d’effectifs », objectifs déclinés département par département, à horizon de fin 2016, sans lissage et sans visibilité sur les cibles des départements pour fin 2017 et fin 2018. Cet empressement quasi monomaniaque laisse imaginer la pression qui pèse sur le management pour atteindre ces objectifs, et laisse craindre que des possibles incitations financières l’accompagnent, comme se fût le cas à France Telecom (signalons que nous n’avons pas accès, malgré des demandes répétées, au montant des primes des Chefs de Département). Les dernières annonces laissent entrevoir une aggravation de ces baisses, et des pressions associées.
Nous subissons tous dans nos départements les conséquences abruptes et souvent aveugles des contraintes budgétaires : contraintes sur les achats, sous-dimensionnement des équipes pour une charge de travail a minima constante, inadéquation de l’environnement de travail avec la diversité des besoins d’une R&D, centralisation de la demande de documentation, pression sur les abonnements aux revues, remise en cause sans discussion avec les intéressés des licences de logiciels pourtant utilisés (ex : SAS), interdiction d’utiliser des taxis, interdiction que plusieurs chercheurs d’un même département puissent communiquer dans un même colloque, etc. Autant d’exemples qui témoignent du fait que nos conditions de travail et la qualité de nos livrables ont cessé d’être un objectif. Ajoutons à cela le fait que le nouveau plan stratégique de la R&D ne propose quasiment aucun objectif en terme de qualité scientifique, en dehors du simple décompte des seniors par département.
D’un autre côté, l’introduction du Forfait Jour, dont certains se félicitent en prétendant qu’il « renforce l’accord de 99 » introduit surtout un formidable outillage pour discriminer et faire pression sur les agents. On a vu déjà lors de l’épisode des inondations en Seine et Marne que les agents au Forfait-Jour étaient invités à se déclarer en « Travail occasionnel à distance » alors que les agents de l’accord 99 étaient invités à poser un congé ! Ne nous y trompons pas, la création de ce clivage est une stratégie managériale, destinée à faire pression sur les agents qui ne voudraient pas passer au forfait-jour et à fragiliser le salariat (« diviser pour régner »). Mais il ne faudrait pas croire non plus que la vie sera dorée pour les agents « autonomes », qui se verront sans doute chargés dès 2017 d’objectifs supplémentaires à satisfaire, à la hauteur de leur nouvel engagement. Entre ceux-ci qui seront considérés comme « corvéables à merci » et les autres qui seront considérés comme récalcitrants, les formes de pression seront différentes mais potentiellement aussi dangereuses.
Il ne s’agit pas de sombrer dans le pessimisme mais de mobiliser les agents autour de la nécessité de faire corps alors que la tentation du repli individualiste sera de plus en plus forte pour faire prendre conscience à chacun, quelle que soit sa place dans la ligne hiérarchique, de ses droits … et devoirs. A propos du Forfait Jour, on a pu voir un chef de groupe annoncer par mail à ses agents « la lutte est finie », ce qui traduit la conscience très claire du conflit engagé par la Direction à travers des négociations à marche forcée pour imposer cette régression. Dans cette guerre-éclair déclarée par la Direction aux agents, les « managers de première ligne » (on apprécie toujours autant la subtilité de cette métaphore militaire) occupent une place de choix, potentiellement exposés à toutes les pressions et incités à toutes les dérives.
C’est pourquoi il est important qu’en cette période, les agents – y compris les managers – se tournent vers les syndicats, pour signaler tout indice de politique de harcèlement. L’exemple de France Telecom doit rappeler à tous qu’obéir aveuglément aux directives, comme l’ont fait les managers de l’époque, peut conduire en dehors de la légalité – et à avoir à en répondre devant de la justice.