Prix de l’électricité : « Faut-il faire primer le droit de la concurrence ou l’intérêt des usagers ? »

Publié dans Le Monde le 12 janvier 2025 [lemonde.fr]

D’un côté, les tarifs réglementés de vente de l’électricité sont menacés de disparition, car la Commission européenne doit statuer sur leur avenir en 2025 ; de l’autre, l’envolée récente des prix de marché pèse encore lourdement sur l’économie, en particulier sur l’industrie, rappelle l’économiste et syndicaliste Anne Debrégeas, dans une tribune au « Monde ».

La régulation par l’Etat des prix de d’électricité revient dans l’actualité. Certains demandent la suppression des tarifs réglementés de vente (TRV), tandis que d’autres voudraient, au contraire, les généraliser à tous les usagers et revoir leur mode de calcul pour les reconnecter aux coûts de production. Le gouvernement doit remettre prochainement sa copie à Bruxelles, qui devrait acter de leur avenir en 2025.

Avant l’ouverture à la concurrence du secteur électrique, tous les usagers bénéficiaient de TRV contrôlés par l’Etat et basés sur les coûts nationaux de production et d’acheminement de l’électricité. Ils évoluaient lentement et garantissaient un remboursement des investissements. S’ils existaient encore, nous n’aurions pas connu une flambée des factures d’électricité ces dernières années, tout au plus une hausse temporaire de quelques pourcents.

Au nom de la concurrence

Mais, au début du millénaire, les directives européennes ont imposé l’émergence de fournisseurs alternatifs à EDF, proposant des offres basées sur le prix du marché européen. Ce prix, reflétant le coût de fonctionnement de la centrale la plus chère (coût marginal), est fortement dépendant des cours mondiaux du gaz, très volatils et incontrôlables.

Progressivement, entre 2000 et 2007, les entreprises et collectivités, puis enfin les particuliers, ont eu accès à ces offres. Mais, lorsque les cours de Bourse ont commencé à grimper, elles sont devenues moins attractives. Sous la pression des fournisseurs alternatifs, la Commission européenne a alors imposé la suppression des TRV à partir de 2015 pour presque toutes les entreprises et collectivités, au nom de la concurrence, et malgré l’avis des usagers.

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Compte tenu du risque social, ils ont été maintenus pour les ménages et les plus petites entreprises et collectivités, mais de manière temporaire et sous réserve de revoir le mode de calcul de la part « énergie » du TRV correspondant à la production, pour permettre aux fournisseurs de « proposer des offres à prix égaux ou inférieurs » au TRV.

Ainsi, depuis 2015, cette part n’est plus calculée à partir des coûts de production français mais à partir du coût d’approvisionnement des fournisseurs, soit pour partie au tarif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) et pour partie au prix de marché de gros. Les TRV se retrouvent donc indexés partiellement sur ces prix de marché pourtant si décriés. Et cette indexation devrait être renforcée à l’extinction de l’Arenh, prévue pour fin 2025.

Un « bouclier tarifaire » très coûteux

En 2022 et 2023, alors que l’envolée des prix du gaz faisait flamber les prix de marché de l’électricité, le nouveau mode de calcul du TRV a conduit à valoriser la part énergie au double, voire au triple, du coût de production. Pour éviter une flambée des factures, le gouvernement a mis en place un « bouclier tarifaire », très coûteux pour les finances publiques mais permettant de limiter la hausse des TRV à « seulement » 45 % TTC entre 2022 et 2024.

La collectivité – usagers et contribuables – a donc très largement surpayé l’électricité au bénéfice des énergéticiens – producteurs, tradeurs, fournisseurs, etc. –, dont les profits ont été estimés à 30 milliards d’euros par la Cour des comptes pour les seules années 2022 et 2023. Aujourd’hui encore, la part « énergie » des TRV s’élève à 13 c€/kWh [coût de l’énergie en centimes d’euro par kilowattheure], alors que le coût de production est estimé autour de 8 c€/kWh, soit un surcoût de plus de 60 %. Et la baisse annoncée de 14 % des TRV au 1er février est loin de compenser l’augmentation indue des trois dernières années.

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Les particuliers qui avaient opté pour une offre de marché ont souvent eu une mauvaise surprise avec des factures de régularisation très lourdes, parfois de plusieurs milliers d’euros.

Les entreprises et les collectivités, qui n’ont plus accès au TRV, ont subi de plein fouet ces hausses, de manière très inégalitaire, avec souvent une multiplication de leur facture par 3 ou 4, parfois même 10. Cette flambée a alimenté l’inflation, entraîné de nombreuses faillites et délocalisations qui continuent de peser sur l’emploi, sur l’avenir de l’industrie, sur les investissements des communes et sur l’économie en général. Elle entrave l’électrification des usages, pourtant nécessaire à l’atteinte des objectifs climatiques, dans l’industrie ou le transport notamment : car comment investir dans l’électrification sans visibilité sur les prix ?

Des avis contradictoires

Malgré la crise récente provoquée par des prix de marché aberrants et la demande récurrente des associations de consommateurs d’avoir accès à des TRV basés sur les coûts de production, ceux-ci sont de nouveau menacés : la Commission européenne doit en effet statuer sur leur avenir en 2025, et, dans cette perspective, le gouvernement français doit communiquer à Bruxelles sa position.

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Afin d’éclairer cette décision, deux organismes publics ont rendu récemment des avis contradictoires. L’Autorité de la concurrence demande leur extinction au nom de l’« obstacle au libre jeu de la concurrence » qu’ils représenteraient. A l’inverse, la Commission de régulation de l’énergie, pourtant très favorable au marché, préconise leur maintien au moins pour les cinq prochaines années compte tenu du rôle majeur qu’ils jouent au bénéfice du consommateur et de l’« attachement des consommateurs qui en découle ».

Ce double avis résume bien le débat : faire primer le droit de la concurrence, fût-elle aberrante dans ce secteur, ou l’intérêt des usagers ?

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Nous ne pouvons maintenir, voire aggraver, un système de prix responsable de la crise majeure qui continue de peser sur les ménages et les entreprises, menace notre industrie, entrave la décarbonation. De plus, le code de l’énergie reconnaît l’électricité comme un « produit de première nécessité », qui doit être « géré dans le respect des principes d’égalité ». Seul un TRV pour tous permet d’atteindre cet objectif, tout en intégrant des clauses sociales ou écologiques.

En revenant à un calcul basé sur les coûts, il protégerait les usagers d’une prochaine envolée des prix du gaz et garantirait le financement des investissements nécessaires à la transition énergétique.

Anne Debrégeas (Economiste de l’énergie, porte-parole du syndicat SUD-Energie)